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Expositions

Donner la mort à voir

Dans la lignée d’«À table», le musée d’Orsay poursuit son exploration sociologique du 19e siècle avec une exposition sur les portraits funéraires.


Marie Grassoholz, future Mme
Tussaud, Masque mortuaire
de Marat
, 1793, plâtre
© Bibliothèque municipale de
Lyon, Didier Nicole
Alors que la mort a perdu sa visibilité en étant reléguée dans l’intimité familiale ou dans l’anonymat hospitalier, les cimaises orange de l’exposition du musée d’Orsay sonnent comme une proclamation. Nous replongeons ici dans une époque où la mort était publique sous une forme particulière que l’historien Philippe Ariès décrit en ces termes : «La mort du 19e siècle (…) n’est plus celle que l’on redoute pour soi, qui vous prend en traître mais celle qui vous enlève ceux que vous aimez». Elle est publique en ce que les proches éplorés arborent aux yeux de tous des mémento-mori qui symbolisent leur regret et semblent prolonger la présence du cher disparu. Elle l’est surtout en ce que la mode des derniers portraits atteint son paroxysme au point qu’une douzaine d’artistes ont été convoqués pour fixer les traits de Victor Hugo avant sa mise en bière et que l’exploitation commerciale du portrait funèbre d’Alma Tadema a été dénoncée par sa famille. Donnant lieu à un procès dont le jugement devait faire jurisprudence : «Nul ne peut sans le consentement formel de la famille, reproduire et livrer à la publicité les traits d’une personne sur son lit de mort quelle qu’ait été la célébrité de cette personne».


Harry B. Lachman, Rodin sur son lit
de mort
, épreuve gélatinoargentique,
1917 © DR / Musée Rodin
Gisants, masques, portraits peints et photographies illustrent donc un usage courant au cours du 19e siècle, tout en constituant quelques incursions temporelles vers les prémices d’une tradition –avec le masque mortuaire de Battista Sforza (1472)- et vers ses lointains prolongements –avec une photographie journalistique de l’exposition de Mère Térésa en 1997. Se dresse ainsi sous nos yeux une galerie de célébrités du monde politique ou artistique : Marat exposé dans l’église des Cordeliers comme l’un des martyrs de la Révolution, Napoléon expirant à Sainte-Hélène entouré de sa famille et des hauts dignitaires de l’empire mais aussi Mahler, Proust, Rodin ou Gustave Doré… L’ensemble est composé d’images idéalisées, dans la droite ligne de la mythique Inconnue de la Seine. Comme si le cadavre devait être aussi «digne» que le vivant. Certaines d’entre elles, pourtant, sont crues : un portrait de Gustave Courbet à la mâchoire retenue par une mentonnière ou celui de Théodore Géricault, les yeux exorbités et le visage creusé… Peut-être parce que tous deux étaient des figures emblématiques du réalisme ?

Les panneaux qui ponctuent le parcours aident à dépasser la répulsion première et l’impression d’accumulation morbide. Ils incitent au contraire à s’interroger sur la manière dont cette pratique a pu participer au travail de deuil des artistes : Ary Scheffer concevant un tableau d’autel néo-gothique à la gloire de sa mère, Guillaume Fouach consacrant son unique sculpture à la tombe de sa fille Beatrix ou Ferdinand Hodler dressant chaque jour le portrait de son amie Valentine Godé Darel, hospitalisée et agonisante. Au final, ils permettent de comprendre que cette pratique, démocratisée grâce à la photographie, a pu également aider les familles à surmonter leur douleur en donnant une dignité posthume à des enfants morts dans leur tout jeune âge.


 Zoé Blumenfeld
15.04.2002