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Barnett Newman, Ornement I
(détail), 1948, New York, The
Museum of Modern Art

De l'étude des fonds en peinture

Dix ans après sa célèbre monographie sur Matisse, Pierre Schneider publie une Petite histoire de l’infini en peinture.

Comment est né ce livre ?
Pierre Schneider.
Il y a une dizaine d’années, il était de bon ton de dire que peindre était désuet et je m’étais demandé ce que je pouvais faire pour défendre l’image en deux dimensions. Je me suis alors souvenu d’une phrase écrite par Burke avant qu’il ne s’intéresse à la politique et à la Révolution française : «Il y a des objets qui, bien que de dimensions limitées, ont la capacité de se laisser imprimer l’infini». Et je me suis dit que si j’arrivais à démontrer que la peinture avait le monopole de ce don, j’aurais atteint mon but. Au même moment, je me suis rappelé la première fois où j’ai vu là cet infini. C’était trois manuscrits paléochrétiens du 5e siècle appartenant à la série du Codex Pourpre, avec de minuscules figures bibliques sur des parchemins teints en pourpre. En les feuilletant, je me suis rendu compte que les scènes étaient principalement consacrées à l’histoire de l’arche de Noé sur la mer du Déluge. D’où l’idée de suivre le thème du déluge qui raconte ce que Pascal appelle «la disproportion de l’homme», le rapport de la figure finie à un fond infini.

C’est le premier axe que vous avez exploré ?
Pierre Schneider.
Oui. Cela m’a permis de découvrir un type de fond qui n’était pas pris en compte par les historiens d’art. Jusqu’ici, on considérait qu’il y avait le fond plat, le Grund en allemand, et le fond en perspective, l’Hintergrund. Le premier, c’est ce fond solide qui apparaît lorsqu’en regardant le dernier plan d’une affiche de Toulouse-Lautrec, vous butez sur l’impossibilité d’imaginer ce qui se passe derrière. Il était considéré plutôt péjorativement depuis Vasari. Le second, c’est l’espace en perspective qui surgit lorsqu’en regardant l’arrière-plan des Époux Arnolfini, on ne peut s’empêcher d’imaginer une autre pièce, puis une rue… Selon moi, l’espace en perspective se développe d’ailleurs en réaction à l’autre car il permet d’échapper à l’angoissant rapport à l’infini en dessinant un infini qui, lui, est contrôlé. En réalité, il y a un troisième type de fond, le fond abyssal, l’Abgrund, en allemand. Il ne se creuse pas dans la perspective mais dans des œuvres apparemment plates comme dans le fond d’or de la mosaïque de la Vierge et l’Enfant dans l’église de Torcello qui paraît s’ouvrir à l’infini.

La première partie de l’ouvrage est intitulée «Peinture et déluge».
Pierre Schneider.
J’ai suivi le thème du déluge à travers l’histoire de l’art occidental tout en regardant si ce sujet coïncidait avec une représentation abyssale du fond. Au début, je ne voulais pas donner autre chose que quelques exemples. J’ai retrouvé des représentations du déluge à travers tout le Moyen-Âge et constaté son assèchement à la Renaissance, au moment de l’arrivée de la perspective. La perspective, c’est de la géométrie, ce qui signifie «la mesure de la terre», il n’y a pas de hasard. Et la dernière représentation du déluge, c’est la Chute d’Icare de Pieter Brueghel l’Ancien dans laquelle la mer est comprise entre des terres, sillonnée de bateaux. La figure principale est devenue un paysan qui trace des sillons, c’est-à-dire des lignes qui se substituent à l’espace abyssal. Le thème renaît peu de temps après que Louis XV a déclaré «Après moi, le déluge», avec le Radeau de la Méduse de Géricault ou avec l’Évasion de Rochefort de Manet. Mais ce sont des réponses aux déluges paléochrétiens sans aucun espoir de salut…

Ce parcours vous a mené jusqu’au 20e siècle.
Pierre Schneider.
Une fois arrivée à l’impasse de l’infini sans espoir de salut, la figure se dissout. Pour aller vite, c’est la naissance de l’abstraction. Et j’ai pris le parti de construire ma seconde partie sur une métaphore, en prenant le contre-pied des historiens d’art qui considèrent que leur discipline est scientifique et qu’on ne peut accorder foi à une image… Je me suis interrogé sur l’attitude qu’ont adopté les artistes face à cet infini, à ce néant. Et je me suis aperçu que nombre d’entre eux se sont mis à la place de Dieu pour créer, et qu’ils l’ont dit. Comme Matisse qui rapporte dans Jazz un dialogue avec une nonne de la chapelle de Vence qui lui demanda «Croyez-vous en Dieu ?» et à laquelle il répondit «Oui, quand je travaille». À la manière de Dieu qui crée le monde en divisant le haut et le bas, le soleil et la lune, l’humide et le sec, des artistes aussi différents que Mondrian, Malevitch, Newmann ou Matisse ont tiré leur œuvre du vide par une succession d’actes de division tout en veillant à ce que la création reste une. Cette partie est plus longue que la première car j’étais moi-même surpris de mes conclusions. Il fallait beaucoup de témoignages pour les corroborer.

Pourquoi avoir organisé le débat de ce soir ?
Pierre Schneider.
On écrit pour les autres. Il serait absurde de penser que ce livre est une performance scolastique ! Je l’ai écrit pour essayer de voir et de présenter les choses autrement, en étant plus proche de l’expérience, de mon expérience. Mais ces convictions ne valent que si elles sont partagées. Ce qui m’intéresse c’est de voir quels seront les prolongements de cette publication.


 Zoé Blumenfeld
02.04.2002