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Patrimoine

Adieu Cranach, Watteau, Boucher…

L’affaire secoue le monde de l’art : un jeune amateur strasbourgeois a volé pendant une décennie des œuvres de grands maîtres, pour se constituer son musée privé. Honteuse, sa mère les a détruites ou jetées dans un canal.


Lucas Cranach, La Princesse
de Clèves
, musée de Baden Baden
Cent soixante-douze : le chiffre semble surréaliste mais il est corroboré par les aveux circonstanciés du voleur d’élite à la police. C’est le nombre de musées européens dans lesquels Stéphane Breitwieser, âgé de 31 ans, a agi au cours de la dernière décennie. La carrière du jeune malfaiteur a pris fin en novembre dernier alors qu’il tentait de s'approprier un instrument de musique à Lucerne, où il est détenu depuis. Ses exploits sont sous les feux de l’actualité depuis quelques jours. Ils ont pris un tour dramatique lorsqu’il a été révélé que la mère du cambrioleur avait détruit toutes les œuvres, entreposées chez elle, pour faire disparaître le corps du délit. Ecrouée depuis hier, elle a avoué les avoir jetées dans le canal Rhin-Rhône, près de Gerstheim, ou dans le vide-ordures, après les avoir lacérées…


François Boucher, Le Berger endormi,
musée de Chartres
Des évaluations rapides parlent d’un dégât de l’ordre de deux milliards d’euros. A Londres, chez Art Loss Register, la société privée qui effectue le recensement des œuvres d’art volées, on est surpris par la dimension du désastre. «Selon les informations qui ont été rendues publiques, Stéphane Breitwieser aurait commencé ses vols en 1995, explique Alexandra Smith, qui suit le dossier. Il a opéré sur tout le continent et personne n’a imaginé que ces vols, sur une période de six ans, aient pu être le fait d’une seule personne. On a avancé l’hypothèse d’un gang. Plusieurs des œuvres disparues sont de valeur inestimable et figurent sur nos registres. Ce sont notamment Madeleine de France, de Corneille de Lyon, volé au château de Blois en juillet 1996, Le Bal des singes de David Teniers, volé en août 1996 au musée de Cherbourg, Le Berger endormi, de François Boucher, volé le même mois au musée de Chartres ou l’extraordinaire Princesse de Clèves de Cranach, volée à Baden Baden en octobre 1995.»

La presse a donné pour définitivement disparus ces tableaux, ne concédant un espoir de survie qu’aux objets impossibles à découper au cutter (argenterie, statuettes, etc), qui reposeraient au fond du canal Rhin-Rhône actuellement dragué. En réalité, beaucoup de ces icônes n’étaient pas des toiles et pourraient avoir partiellement survécu. «Madeleine de France, par Corneille de Lyon, est de très petite taille», confirme Thierry Crépin-Leblond, actuellement conservateur au musée de Blois, qui ne l’était pas au moment des faits. «C’est une huile sur bois de 8 centimètres sur 12, qui était enchâssée dans un plus grand cadre, lequel était sécurisé. Le voleur a réussi à les désolidariser. Dans les minutes qui ont suivi, le vol a été signalé et le château bouclé mais cela n’a pas suffi.» A Anvers, c’est un tondo, lui aussi sur bois, de 17 centimètres de diamètre, de la série des «Proverbes» de Bruegel, qui a été subtilisé un dimanche après-midi. A Cherbourg, on garde espoir. Le superbe Bal des singes de Teniers, devant lequel Jacques Toubon s’était longtemps extasié, était peint sur cuivre. Un matériau encore plus apte à résister à la folie destructrice de la mère outrée… Le procès doit s’ouvrir prochainement au tribunal de grande instance de Strasbourg


 Rafael Pic
17.05.2002