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Sheeler, le moderniste oublié

Ses images d’usines, ses vues urbaines en font l’égal de Strand, de Krull, de Feininger. On redécouvre enfin le photographe qui se cachait derrière le peintre…

Une monographie sur un photographe qui inclut des reproductions de tableaux, le fait n’est pas commun. Mêler les genres - en particulier la peinture et la photographie qui ont longtemps entretenu une suspicion réciproque - et voilà que l’on risque d’être taxé d’amateurisme. Dans le cas de Charles Sheeler (1883-1965), l’hésitation n’était guère permise. L’homme est bien davantage connu pour sa peinture que pour ses images. À partir de 1929, sur les conseils de sa galeriste, Edith Halpert, il se consacre uniquement au chevalet. Avec succès : ses toiles figurent aujourd’hui dans tous les grands musées américains : American Lanscape au MoMA, Upper Deck au Musée Fogg, etc. Pourtant, et les auteurs, dont Gilles Mora, qui dirigea un temps les Rencontres d’Arles, le rappellent avec insistance, c’est bien en photographie que Charles Sheeler a joué un rôle révolutionnaire. On le pressent en comparant les clichés qu’il a pu prendre dans les années vingt - notamment ceux de l’usine Ford de River Rouge, véritable forêt de métal luisant - et ses peintures. Les secondes se sont toujours nourries des premières. Souvent, elles n’en sont qu’une transcription littérale sur toile… Sheeler, qui s’est formé dans la photographie d’architecture, a très vite su se libérer de la tradition pictorialiste qui a longtemps encombré Stieglitz. Lorsqu’il prend, en plan frontal, la façade d’une grange près de Philadelphie, en rendant la matière du crépi lézardé, les fentes dans le bardage de bois, il est révolutionnaire : nous sommes en 1915 ! Par sa rigueur, par son refus du «bougé» ou des angles pittoresques, il est, autant que Walker Evans, le fondateur du modernisme américain… et le grand ancêtre de l’école topographique jusqu’à nos jours, époux Becher compris. Cette exigence d’une image construite, documentaire se mesure dans sa série sur la cathédrale de Chartres (on regrettera au passage, même si on peut l’attribuer à un excès de rigueur scientifique, les légendes non traduites en vis-à-vis des reproductions). Et jusque dans les nus de sa femme, où le jeu des formes éteint tout érotisme.


 Rafael Pic
21.11.2002