Accueil > Le Quotidien des Arts > L’affiche, deux siècles et toujours en formes

Dernière heure

L’affiche, deux siècles et toujours en formes

Des débuts de la lithographie jusqu’à l’ère de l’abri-bus, l’évolution de l’affiche a été conditionnée par les progrès techniques et les changements de mentalités. Dans cette longue histoire, les années 1930 marquent un tournant essentiel vers la modernité.


Cassandre, Chemin de fer
du Nord Express
, 1927, Londres
© Musée de la publicité
L’affiche ? Une feuille imprimée ou manuscrite que l'on applique sur les murs pour donner connaissance au public de quelque chose. Le concept n’a pas fondamentalement changé depuis cette définition de Littré. La révolution était arrivée avant, en 1796, avec l’invention de la lithographie par Aloys Senefelder. Elle révolutionne le milieu de la presse illustrée, qui délaisse la gravure sur bois ou sur cuivre pour ce nouveau procédé chimique sur pierre. Les artistes s’en emparent : Goya réalise sa série des Taureaux de Bordeaux et Daumier témoigne des événements de la Révolution de 1830. En 1837, la chromolithographie introduit la couleur, qui permettra de jeter les bases d’un nouveau vocabulaire artistique : à l’élégance et aux couleurs vives de Chéret (1836-1932), surnommé le «Tiepolo de la rue», succède la modernité des cadrages de Toulouse-Lautrec. Tandis qu’Ogé (1861-1936) excelle dans les figures caricaturales, Mucha (1860-1939) s’illustre dans les arabesques Art nouveau. C’est la Belle Époque, les rues de la capitale se parent de colonnes Morris sur lesquelles les passants découvrent les vertus de l’eau Perrier ou la séduction d’un voyage en train à Marseille. Du latin clamare («crier»), la réclame, qui avait au XVIIe siècle un sens typographique (la répétition, en bas de page, du premier mot de la page suivante) est entendue dès 1834, toujours selon Littré, comme «petit article inséré à part des annonces, dans le corps d’un journal, et contenant l'éloge d'un livre, d'un objet d'art, de commerce, etc. . Comment rajeunir en dix jour ? Comment faire pousser les cheveux sur le crâne d’un chauve ? Ingérez des pilules fondantes pour perdre du poids ! Ou des infusettes Boldoflorine pour rafraîchir vos intestins. Ces démonstrations visuellement très explicites, accompagnées de textes abondants, ne seront substituées qu’au début du XXe siècle par des procédés plus suggestifs, plus «subliminaux». On entre dans l’ère de la publicité, définie par Larousse comme «l’ensemble des moyens employés pour faire connaître une entreprise». En 1923, le premier Salon des arts ménagers symbolise l’émergence d’une nouvelle société de consommation. La section «Art publicitaire» de l’Exposition internationale des arts décoratifs de 1925 trouve son aboutissement dans le Pavillon de la publicité de l’Exposition internationale des arts et techniques de 1937.


Jean-Gabriel Doumergue, Bal
des contes de fées
, 1924
© Musée de la publicité
L’affiche et les artistes
En 1935, Cassandre (1901-1968) notait : «L'affiche n'est qu'un moyen de communication entre le commerçant et le public, quelque chose comme le télégraphe. (...) Une affiche doit porter en elle la solution de trois problèmes : optique, graphique, poétique». Dans les années 1890, l’univers de l’affiche voit œuvrer des artistes aussi divers que Bonnard - qui signe des publicités pour France Champagne et pour L’Estampe - et Toulouse-Lautrec, aux premières loges des spectacles de Jane Avril et d’Aristide Bruant. Ces interactions entre l’art et la publicité se poursuivent à la Belle Époque. Le cube Maggi est-il à l’origine du cubisme ? En tout cas, Picasso l’introduit dans son Paysage aux affiches (1912). Et des affiches comme Voisin de Loupot, Le Bûcheron de Cassandre, en 1923, ou La Revue nègre de Colin et Monsavon de Carlu, en 1925, sont clairement marquées au sceau du cubisme. En 1929, certains des membres de l’Union des artistes modernes (UAM) se définissent nommément comme affichistes et revendiquent un art social ouvert aux influences étrangères. Les grandes marques passent commande. Affiches, mais aussi plaques émaillées, boîtes ou éventails reproduisent le bébé mascotte du savon Cadum ou le tirailleur sénégalais de «Y’a bon Banania». Des lutins taillant les crayons Conté (Dion) au profil féminin de Rouge Baiser (Gruau), la publicité s’adresse autant aux écoliers qu’aux élégantes. Loupot se distingue par la sobriété et la rigueur de son graphisme, qu’il applique au personnage coloré de la peinture Valentine ou aux deux garçons de café de Saint-Raphaël. Alors que les chemins de fer devront bientôt compter avec l’automobile dans la toute-puissante société des loisirs, les affiches touristiques monopolisent les murs des gares. Invitation au voyage à la fin du XIXe siècle ou éloge de la vitesse sous les pinceaux de Cassandre avec son Étoile du Nord (1927). Broders vante aussi bien le championnat du monde de hockey sur glace à Chamonix (1930) que les bienfaits du soleil sur la Côte d’Azur. Nathan, au service d’Air France, «le plus grand réseau du monde», définit la mappemonde dont le pied et l’armature, enrubannés du drapeau tricolore, sont traînés par un avion. Le théâtre et le cabaret, thème si porteurs dans les années 1900, s’effacent peu à peu au profit du cinéma. Morvan «vend» L’Aigle à deux têtes (1948) de Jean Cocteau aussi bien que la CGT ou les biscuits de L’Alsacienne. L’affiche devient aussi un support de révolte, de dénonciation, de propagande : Steinlen montre des enfants en haillons pour attirer l’attention sur l’Aisne dévastée, Miró l’utilise contre la guerre d’Espagne en 1937. Jean-Gabriel Domergue tente de convaincre les clientes chapeautées des Galeries Lafayettes de souscrire à l’emprunt de 1920. Après s’être initié en Russie à l’affiche politique, Grandjouan montre Lénine en sauveur de son peuple encerclé par le serpent capitaliste. «En Allemagne, les premiers à s’intéresser au graphisme sont les artistes de la Sécession munichoise. Les écrivains expérimentent le concept de l’affiche. Bertold Brecht écrit un texte pour Steur, un constructeur automobile autrichien, et Kurt Schwitters crée sa propre centrale publicitaire en 1924. La montée du nazisme s’accompagne de l’utilisation de lettres gothiques et de photomontages inspirés par le Bauhaus. Placée sous la responsabilité de Joseph Goebbels, la publicité devient un efficace outil de propagande. Des artistes comme John Heartfield, Klaus Staeck ou Max Liebermann n’hésitent pas à tourner en dérision des faits politiques», explique Waltraud Gros, directrice du Goethe Institut de Lille. Un procédé que l’on retrouve en Italie sous Mussolini mais aussi en Chine dans les années 1950. L’affiche, qui ne s’est développée dans l’empire du Milieu qu’après 1918 avec l’introduction des procédés européens, connaît une utilisation officielle sous Mao puis autrement subversive avec les dazibaos de la Révolution culturelle. Mai 1968, en France, marque - avec les armes de la dérision, de la clarté graphique, de la concision - son triomphe comme moyen d’expression.


Gruau, Rouge baiser,
année 1950
© Musée de la publicité
Quand l’affiche passe aux enchères
«L'affiche, création neuve et originale du fameux Ladvocat [...] Des caractères de fantaisie, des coloriages bizarres, plus tard des lithographies qui firent de l'affiche un poème pour les yeux [...] Les affiches devinrent si originales qu'un de ces maniaques appelés collectionneurs possède un recueil complet des affiches parisiennes.» Comme Honoré de Balzac le pressentait déjà en 1839, dans Les Illusions perdues, l’affiche a connu un développement inattendu, envahissant tout notre espace, de la rue au métro, de la ville à la route de campagne. Inauguré en 1978, le Musée de la publicité de Paris conserve plus de 40 000 affiches du milieu du XVIIIe siècle à 1949 et 45 000 travaux contemporains accessibles au public par une base de données en ligne. La bibliothèque Forney possède, quant à elle, un fonds de 15 000 pièces. «La première affiche entrée dans la collection était un don de Jules Cheret en 1886. C’était une simple marque de sympathie. Ce n’est qu’à partir de 1975, que le conservateur en place a décidé de valoriser notre fonds et d’en combler les lacunes. Des expositions monographiques accompagnées de catalogues illustrés ont passé en revue les grands affichistes du XXe siècle. La rétrospective consacrée à Savignac nous a demandé des années de recherches pour rassembler des œuvres éparpillées chez les collectionneurs. Ce travail nous permet de faire le point sur les artistes mais aussi de découvrir des affiches inédites», explique Anne-Claude Lelieur, conservateur en chef de la bibliothèque Forney. Depuis quand le marché des affiches publicitaires existe-t-il ? À la fin du XIXe siècle, un phénomène d’«affichomanie» s’était déjà développé chez les amateurs d’estampes. Durant quinze ans, les affiches ont été recherchées avec ferveur avant de retomber dans oubli dans les années 1900-1905. Le regain d’intérêt pour l’Art nouveau, dans les années 1970, a permis de redécouvrir la Belle Époque et des artistes comme Mucha, Chéret ou Toulouse-Lautrec. «Si les affiches de la fin du XIXe siècle sont nombreuses sur le marché, celles de l’entre-deux-guerres sont plus difficiles à trouver. Pas ou peu collectionnées, elles suivent leur triste sort : l’affichage puis la destruction. Cela explique l’intérêt accordé à certaines pièces de Cappiello comme une publicité pour les cuisinières Baudin (1933) estimée 1 000/12 000 € dans notre prochaine vente, tandis qu’une œuvre de 1906 pour la boisson Maurin Quina reste abordable (350 / 500 €)», confirme l’expert Florence Camard. En dehors de Cassandre et de Cappiello, qui restent des valeures sûres, les créations de Loupot sont recherchées pour leur rareté. Seule une ou deux affiches par an sont mises en vente, les prix allant de 4 à 6 000 €. Inversement, les nombreuses affiches de Colin qui inondent le marché peuvent se négocier pour 150 €. Selon Frédéric Lozada, organisateur des trois ventes annuelles du «Tour du monde par l’affiche», «ces dix dernières années ont permis la redécouverte d’artistes de seconde catégorie. Savignac était encore très peu coté, à l’exception de certaines pièces, il y a une dizaine d’années. Aujourd’hui, le marché est essentiellement français alors qu’il y a quelques années des pays comme les États-Unis ou le Japon étaient très intéressés par notre production». L’affiche fait plus que jamais partie de notre univers quotidien ? Mais les pinceaux et les crayons de Savignac, «affichiste et seulement affichiste», ont désormais cédé la place à la photographie et à l’image numérique…


 Stéphanie Magalhaes
03.02.2003