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Paris lit son passé dans les cartes

Avant de devenir des relevés d’objectifs, les plans de Paris ont longtemps eu pour ambition de glorifier le pouvoir. C’est ce que démontre une exposition exhaustive à la Bibliothèque nationale.


Wailly, Nouveau plan routier
de la ville et faubourg de Paris
,
1789 © BNF
Avec sa forme ovale, coupée dans l’horizontale par la Seine et ceinturée à sa périphérie, tout le monde la reconnaît. Pourtant qui sait que cette image cartographique de Paris n’est apparue qu’après 1670, alors que la nouvelle Académie des Sciences, créée en 1666, traçait sa méridienne selon un axe nord-sud ? Auparavant, le fleuve était figuré verticalement, scindant la capitale - représentée sous la forme parfaite du cercle - en deux moitiés. La nouvelle méridienne fait basculer l’orientation de la ville : la Seine est alors renvoyée en position horizontale. Ce retard apparent de la cartographie parisienne - le premier plan de Paris n’est apparu qu’en 1540 alors qu’il existe des plans depuis le XIIe siècle en Italie - sera compensé dès la fin du XVIIe siècle. La création de l’Observatoire de Paris, en 1667, n’y a pas été étrangère.

La cartographie, tout un art
Par leur hétérogénéité, les plans de Paris révèlent la richesse et la complexité de l’art de la cartographie : variété des dimensions, des typologies (vues, plans perspectifs, plans géométriques, profils, plans cadastrés), des supports (parchemin, papier, toile) et des techniques (gravure, estampe, aquarelle). Ainsi, pour aboutir à la création d’une image analytique et standardisée, familiarisée par les plans de métro, c’est presque une révolution qui s’est opérée. Des siècles se sont écoulés avant que le «portrait» de la ville (urbs) - vue qui véhicule son caractère monumental et symbolique - ne cède sa place à une représentation topographique horizontale, détaillée et orientée. L’évolution n’a pas été linéaire, malgré les progrès des techniques de relevé. Ainsi, les vues en vogue au Moyen Âge sont encore produites au XVIIIe siècle pour une clientèle étrangère. Avec Paris, Paris, Werner grave en 1740 une vue archaïsante : la topographie urbaine est celle du siècle précédent. Ce document paraît d’autant plus étonnant au regard de l’ambitieuse entreprise contemporaine menée par l’abbé Jean Delagrive, qui procède à partir de 1735 à un minutieux relevé de Paris par quartier. Inachevé après vingt années de travail, ce plan peut être considéré comme l’ancêtre du plan cadastral de Paris, qui ne verra le jour qu’en 1821. Delagrive, qui était soucieux de l’évolution scientifique de la cartographie, inscrit sur un plan de 1728 ses préceptes, à savoir l’alignement parfait sur la méridienne, la détermination de points fixes, la figuration de la totalité des rues, les relevés devant être réalisés en observation directe. Généralisés, ces principes permettent la standardisation du produit, qui s’opère à la fin du siècle : le plan peut désormais se plier pour tenir dans une poche. Progressivement, la cartographie est donc devenue affaire de spécialistes (le terme de cartographe n’apparaît qu’en 1829). Tous sont capables de réaliser des relevés topographiques analytiques, rendant la ville intelligible en deux dimensions. Le plan se déshumanise - il n’était pas rare jusque-là d’y faire figurer des personnages - et se fige dans la trigonométrie. Sa qualité esthétique s’en ressent. Pourtant, beaucoup de ces plans du XVIIIe siècle reçoivent encore un traitement soigné. Le Nouveau plan routier de Paris, dû à l’ingénieur-géographe Pichon et diffusé à la veille de la Révolution française, en est une bonne illustration : document utilitaire au relevé précis, sa mise en couleur soignée et contrastée est enrichie d’une bordure illustrant les dernières grandes constructions de l’Ancien Régime, de la place Royale à l’Hôtel des Monnaies.


Pierre-Louis Moreau,
Agrandissement de l'hôtel
de ville de Paris
,
1769 © BNF
Exalter le pouvoir
Mais cette exaltation de la monumentalité n’est pas gratuite. Elle correspond à une instrumentalisation politique des cartes et plans, la mise en valeur du patrimoine de la ville servant en premier lieu les édiles parisiens. Le prévôt des marchands, à la tête de la municipalité, en est souvent le commanditaire. Ainsi en est-il du célèbre plan de Turgot (1739), «véritable opération de promotion et de propagande, à la gloire de la ville capitale du royaume et du prévôt des marchands», comme l’écrit l’historien Jean Boutier dans son imposant catalogue de la cartographie parisienne. Le roi en retire également du prestige : en 1609, Quesnel et Vassalieu conçoivent chacun un plan qui met l’accent, par le choix de la perspective géométrique, sur les grands travaux entrepris par Henri IV. Quelques décennies plus tard, le plan de Pierre Bullet véhicule l’image d’une ville ouverte (l’enceinte de Charles V a été remplacée par des boulevards plantés d’arbres) et donc pacifiée par Louis XIV. Manifestation de la grandeur municipale ou royale, l’image cartographiée de la capitale présente d’autres avantages. Les informations qu’elle procure sont à la fois d’ordre juridique, fiscal et coercitif, afin de contrôler la population et la croissance du territoire urbain.

Ancien Régime : comment embellir la ville ?
Le plan est aussi un outil de réflexion et de prospective, relevant d’une préoccupation d’embellissement de la ville. Sur ce point, l’exposition «Rêves de capitale» apporte un éclairage particulier. Alors que la cartographie se perfectionne, le siècle des Lumières est aussi celui de la multiplication des propositions d’aménagement dans le but d’améliorer l’hygiène, le confort ou l’apparence de la ville. Peut-on en déduire qu’auparavant nul n’avait songé à embellir la ville ? Selon Jean-Yves Sarazin, commissaire de l’exposition, «avant le XVIIe siècle, ce type de projet ne concerne généralement que des embellissements d’édifices privés. C’est en Italie que naît cette idée d’ordonnancement urbain, notamment grâce aux travaux de Michel-Ange pour la place du Capitole». Henri IV avait certes inauguré une politique de remise en ordre de la ville avec la promulgation d’un édit de 1607 - toujours en vigueur - sur l’alignement. Mais ses successeurs ne lui emboîtent pas le pas. Dans ce contexte, le plan de Pierre Bullet de 1675 fait figure d’exception avec ses indications de tous les «retranchements qui pourraient être faits» pour améliorer la circulation dans la capitale. Il est resté dans les cartons, Louis XIV concentrant son attention sur Versailles. Cette inertie politique s’explique par la persistance d’un souci de contrôle du développement urbain au détriment de son organisation. «Ce phénomène est spécifique à Paris, explique Jean Boutier. Depuis le XVIe siècle, la croissance de la ville est contrôlée par le roi qui n’entend pas la laisser se construire sans limitation dans l’espace. C’est donc une contrainte de stabilité qui domine». Alors que jusqu’à la fin du Moyen Âge Paris devait s’emplir jusqu’à l’enceinte de Charles V, les Valois puis les Bourbons bornent ou ceinturent la capitale pour limiter son extension et donc l’accroissement d’une population extra-urbaine non contrôlée. On sait aujourd’hui à quel point une telle politique a été vaine, Paris repoussant sans cesse ses limites. Cette absence de vision urbaine aboutit à une situation paradoxale : alors que les cartes de la capitale se géométrisent grâce aux progrès de la science, la physionomie réelle de la ville demeure empirique.

Les Lumières ou la naissance de véritables projets
Pourtant au XVIIIe siècle, dans un contexte intellectuel favorable, quelques architectes commencent à battre en brèche cet immobilisme. Dans Les embellissements de Paris, en 1749, Voltaire émet une réflexion politique : rois et édiles dilapident les subsides publics pour construire de luxueux palais au lieu d’aménager la ville, dans l’indifférence totale d’une population qui est à ce titre responsable. Lafont de Saint-Yenne, Poncet de la Grave ou encore Maille Dussaussoy abondent dans ce sens. Ces pamphlets sont relayés par des architectes qui créent un «urbanisme de papier» constitué de séduisants projets d’embellissement. Laurent Boisson réfléchit de 1719 à 1729 à l’aménagement du Grand Égout, ce vaste cloaque qui s’écoule à ciel ouvert dans un bras mort de la Seine, entre le bassin de l’Arsenal et la colline de Chaillot. Il prévoit sans succès de le transformer en une voie navigable qui permettrait de compenser les crues de la Seine. Celle-ci est également au centre des réflexions de Pierre-Alexis Delamair et de Pierre-Louis Moreau, qui prévoit la construction de quais, de ponts et de places largement mises en scène sur le fleuve. La place publique, mode d’ordonnancement promu par les souverains depuis Henri IV, est un axe de réflexion privilégié : Delamair souhaite reconstruire l’Hôtel de Ville à l’arrière d’une vaste esplanade sur la pointe de l’Île de la Cité, alors que Pierre Patte, en 1765, recherche le modèle idéal de place pour célébrer Louis XV. L’observation de ces projets déçoit pourtant par leur manque d’ambition. Tous se contentent de scénographier une portion de la capitale, sans réflexion globale à l’échelle du territoire urbain. D’après Jean-Yves Sarazin, cette faiblesse est liée aux mœurs de l’Ancien Régime. «Personne n’est alors en mesure de substituer l’intérêt général à l’intérêt particulier et d’entreprendre des expropriations à grande échelle qui seules permettent de régulariser la voirie». La Commission des artistes, qui se réunit de 1793 à 1797 pour concevoir un plan de percées, n’y parviendra pas davantage. Seul Haussmann, fort de la volonté de l’empereur, s’engage dans cette voie à partir de 1853. On sait qu’il a bénéficié des réflexions menées depuis le début du siècle. Dans ce contexte, certains plans relevant d’une ambition supérieure ne peuvent être considérés que comme utopistes ou visionnaires. Avec son Projet d’utilité et d’embellissement pour la ville de Paris, en 1788-1789, Charles de Wailly reprend certes à son compte des idées de ses prédécesseurs, mais il prévoit aussi de manière inédite le dessin de places circulaires et le percement de voies continues rectilignes, dont une reliant la Barrière du Trône à l’Étoile. Jean Delagrive projette, quant à lui, une gigantesque percée qui permettrait de voir la façade du palais du Luxembourg depuis la Seine ! Plus tard, c’est François Cointeraux qui conçoit, dans l’esprit d’un Ledoux ou d’un Boullée, la construction d’un improbable jardin des Tuileries triangulaire pour relier le siège de chaque organe du Directoire, quitte à enjamber la Seine.

Un «besoin» d’urbanisme toujours d’actualité
L’utopie urbaine n’est donc pas l’apanage des architectes-urbanistes du XXe siècle. Sous ce prisme, le projet idéal de De Wailly pour Paris peut paraître aussi irréalisable pour les mœurs du XVIIIe siècle que Le plan Voisin de Le Corbusier ou L’avenue des maisons-tours de Perret au siècle passé. La radicalité est donc affaire d’échelle. La maîtrise de l’espace, qui a été longtemps le souci des souverains, demeure plus que jamais d’actualité et génère un besoin d’urbanisme. Il est en tout cas une continuité à relever : alors qu’aujourd’hui la capitale à étendu son territoire au-delà de ses portes, des préoccupations anciennes continuent d’alimenter la réflexion urbaine. Ainsi de l’intérêt porté à la Seine. Dans la lignée d’un Delamair, l’architecte allemande Ingrid Webendoerfer propose de transformer l’Île de la Cité en une monumentale acropole surhaussée (Paris d’en haut). Dans le même esprit, l’architecte franco-hongrois Yona Friedman recentre la vie urbaine sur le fleuve avec son Paris spatial : la vie s’y déroulerait à trente mètres de hauteur, sur des résilles métalliques. Une réflexion sur le fleuve nourricier que chaque crue centennale - comme celle dont on annonce l’imminence - remet d’actualité…


 Sophie Flouquet
10.02.2003