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Dernière heure

Nous sommes tous des surréalistes parisiens

L’annonce de la dispersion de la collection du poète André Breton, en vente publique au début du mois prochain, alimente une interminable polémique. Les éléments du dossier.


Iles Salomon, avant
de proue ou sculpture
totémique, bois à
patine ancienne,
polychromie rouge et
bleue, h. 86 cm
© Sebert
«C’est merveilleux d’être encore à ce point méprisés à notre âge», écrivait Marcel Duchamp à André Breton en 1947, déjà. Ce dernier était depuis peu de retour à Paris, après un long séjour aux États-Unis. Au 42, rue Fontaine, il s’installait, dans 80 m2 d’atelier en location, en étage, avec femme, enfant, bibliothèque et... collections. «Il revenait avec des splendeurs», se souvient le surréaliste Jean Schuster, qui les décrit en mêlant objets exotiques et membres de la famille Breton : «Agates de Gaspésie, Élisa, katchinas Hopi et Zuni, œuvres complètes de Charles Fourier, Aube promise à l’amour fou, masques de la côte Nord-Ouest, amitié de Claude Lévi-Strauss», toiles et sculptures de ses amis, liasses de correspondance avec la plupart des intellectuels occidentaux, etc. Autour de tout cela - 4 000 lots à présent menacés de dispersion - gronde une polémique, depuis novembre dernier, date à laquelle leur vente publique a été annoncée par voix de presse. Madonna et Sean Penn seraient notamment acheteurs. Depuis que la nouvelle s’est répandue dans les journaux, les admirateurs de l’écrivain se prosternent devant la porte de l’immeuble... déserté. «L’appartement est vide. C’est l’horreur absolue. Tout est dans un garde-meubles et n’existera plus, désormais, que dans l’imaginaire des gens», confie Aube, la fille unique d’André Breton, qui s’est résignée récemment à vendre l’ensemble. «C’est émouvant, déchirant. Il n’y a plus de rue Fontaine. Je m’y prépare depuis longtemps. Mais où que ça aille, ça portera son empreinte et sa lumière». Tant de démarches ont été entreprises par la veuve, Élisa, et par la fille, depuis la mort du poète en 1966. Toutes deux ont longtemps rêvé d’une fondation, que l’association Actual, présidée par Jean Schuster, a tenté de mettre sur pieds, de 1982 à 1993, sans succès. Ses principaux interlocuteurs, Daniel Filipacchi, François Pinault ou certains responsables de l’Université d’Austin (Texas) n’ont pas obtenu la confiance d’Élisa. «L’État n’est pas complètement responsable. Mais trois ministres de la culture ont défilé, sans intervenir», notamment Jack Lang, en 1989, suivi du président François Miterrand. «À présent, il n’y a plus de solution. Le propriétaire de l’appartement y est entré par effraction tandis que ma belle-mère était hospitalisée, afin de faire constater que le lieu était inoccupé. Je suis parvenue à gagner cinq années à force de procédures, mais à présent, je dois le rendre. Aube retourne dans sa maison des bords de Loire, travailler aux minutieux collages qu’elle confectionne depuis toujours, sans ego, ni ambition débordante. Durant ces deux dernières années, elle en a très peu fait, tant le projet de la vente était douloureux, dit-elle. Il faut que je m’apaise. Il faut aussi que nous entendions avant tout le bruit des bottes qui avancent, aux portes de l’Irak. L’horreur, c’est ça».


Victor Brauner, Portrait
d'André Breton, 1934
© Sebert
Entre Pigalle et Blanche
La rue Fontaine a bien changé. Monoprix à gauche, Buffalo Grill à droite. Lorsqu’on la descend, depuis la place Blanche, où survit le cabaret du Moulin rouge, flotte, c’est vrai, un parfum de n’importe quoi. Où sont donc passées «les exigences d’une éthique reconstruite» (Gérard Durozoi in Histoire du mouvement surréaliste), si chères à Breton et à ses amis, dès 1921 ? Elles survivent, notamment au sein d’un Comité de vigilance, fondé par trois jeunes écrivains - Mathieu Bénezet, François Bon et Laurent Margantin - en janvier dernier. Leur propos ? Sauver la collection Breton de la dispersion et la garder en France. Un rêve fou - comme l’amour -, étant donnée l’estimation annoncée par l’étude Calmels & Cohen, chargée de la vente. Soit environ 30 millions €, «moins, sans doute, que le prix d’une compétition sportive dite de haut niveau. Où la France culturelle place-t-elle ses valeurs ?», s’insurge Yves Chartier, musicologue à Ottawa, l’un des 3 000 signataires à ce jour de l’appel lancé par le Comité de vigilance. Sur son site internet, remue.net, les témoignages de solidarité affluent quotidiennement. «How is it possible ?Art and Auction a annoncé la nouvelle, dès le mois de décembre 2002. Les propositions vont également bon train. «Créer une SCI, qui plus qu’immobilière sera surtout musicale et littéraire ! 305 000 € sont nécessaires, il faut trouver 305 personnes à 1000 €», propose Catherine Collin, de Paris. «En raison de ses crimes contre la nation dans l’affaire Erika et l’affaire AZF, décrétons le groupe Total moralement responsable, à titre punitif, de la sauvegarde en l’état du Musée Breton rue Fontaine», suggère quant à lui l’écrivain Ruth Szafranski.


Raoul Ubac, Le taxi
pluvieux de Maurice
Henri, 1938 © Sebert
L’État fait la sourde oreille
En janvier dernier, le Comité de vigilance - aux premiers rangs duquel on reconnaît Alain Absire, président de la Société des gens de lettres, ainsi que les écrivains Michel Deguy, Jacques Derrida, Alain Jouffroy, Bernard Noël ou Kenneth White - adresse une lettre à «M. le président de la République, M. le ministre de la Culture, M. le ministre des Affaires étrangères et M. le maire de Paris». Son contenu est le suivant : «Dans un premier temps, nous demandons aux autorités culturelles françaises l'interdiction de sortie du territoire des collections d'André Breton, rue Fontaine. Dans un deuxième temps, notre Comité souhaite obtenir des acteurs culturels, dont certains y sont déjà favorables, l'acquisition par les fonds publics des lots mis en vente à l'hôtel Drouot grâce au droit de préemption». L’État justifie tant bien que mal son apathie dans un communiqué de presse, daté du 14 février, stipulant qu’il accepte la dation de la décoration d’un des murs de l’appartement. Soit deux cents œuvres et objets, proposés par Aube en règlement de droits de succession, il y a deux ans déjà, et exposés depuis au Centre Pompidou. La levée de boucliers de l’opinion publique est si surprenante que le ministère de la Culture se voit obliger d’expertiser le dit mur à la hâte. Il vient d’être prêté au musée de Düsseldorf ? Qu’à cela ne tienne ! Bercy affrète un avion spécial. Facture ? Le communiqué de presse rappelle aussi que la France a acheté en 1999 un ensemble de pièces primitives, et qu’Aube vient d’offrir au Centre Pompidou trois toiles de Miro, Matta et Brauner, ainsi que, à la bibliothèque Jacques Doucet, le bureau et les objets qui se trouvaient dessus. Mais dans la presse, le tollé enfle. Le 14 janvier déjà, Kenneth White parlait dans Le Monde d’une «honte pour la France» et d’un «affront à toute conception exigeante de la culture (...). Un tel atelier est l’extériorisation d’un cerveau» et ne doit en aucun cas être «exhibé sur le marché public comme la culotte de Marilyn Monroe ou la canne de Fred Astaire !» Hormis dans les colonnes du Point, jugeant l‘événement «remarquable» et dans celles du Figaro, se contentant de souligner que 95% des signataires de l’appel sont des agents de l’État - ce qui est faux -, l’essentiel des critiques d’art se monopolisent, y compris pour se faire entendre aux grandes heures d’écoute de la télévision. Les politiques leur emboîtent le pas. Les communistes d’abord, dont le groupe au Sénat écrit au ministre de la Culture. Leurs élus au conseil de Paris y font adopter, le 25 février, le vœu «que le maire de Paris s’adresse au ministre de la Culture pour que ces collections restent dans le domaine public et ne soient pas dispersées.» Tout ce bruit en agace plus d’un. Notamment celui qui est devenu, depuis une trentaine d’années, le plus célèbre marchand parisien des surréalistes : Marcel Fleiss, de la Galerie 1900-2000. «Pourquoi ne parlez-vous pas de Jean Ristat qui vend à tour de bras l’héritage d’Aragon, rue de Seine ? Et de tous ceux qui ont signé la pétition et qui vont acheter à la vente, et ceux qui dépouillent depuis des années les surréalistes âgés, pour se constituer une collection au rabais ? Et où étaient les signataires en 1988, lorsqu’on essayait de faire quelque chose de bien, jusqu’à ce que Monsieur Lang supprime la subvention d’Actual ? Vous n’êtes pas impartial», nous écrit Marcel Fleiss, suite à la parution de notre précédent article consacré à la vente (28 février). Vente, dont il est l’un des experts.

Drôle de 1er avril
Les huit volumes du catalogue de la vente, réunis dans un coffret et accompagnés d’un DVD, coûtent 280 €. Sauf miracle de dernière minute, commencera le 1er avril la vente des 400 tableaux, 3 500 livres, 1 500 photographies et 150 pièces d’arts dits primitifs, seize jours durant. «Les collections sont faites pour bouger», écrivait la semaine dernière, à Aube, pour la consoler, Claude Lévi-Strauss, en compagnie duquel Breton china tant et tant. «C’est vrai, convient-elle, mon cher papa ne s’est jamais prononcé sur le devenir de sa collection. C’est donc qu’il s’en fichait. Car, dans son testament, il ne parle que de la protection de sa correspondance. Avant-guerre, il avait d’ailleurs lui-même organisé une vente de ses objets africains». Il est vrai que le poète vécut davantage du petit commerce d’œuvres d’art que de ses droits littéraires. Et qu’il est resté, jusqu’à sa fin, fidèle à sa déclaration de 1935 : «En art, pas de consigne jamais, quoi qu’il advienne !» (Pour un art révolutionnaire indépendant). Il est toutefois ici moins question de consigne de sécurité ni même de devoir de mémoire que de rappel au désordre. Le surréalisme est si profondément à l’origine d’une certaine idée de la liberté, fondée sur l’amour de tous les bouts et de toutes les profondeurs du monde, chère à bon nombre d’Occidentaux ! Les reconnaissances encore récentes des arts premiers et de l’art brut, la libération de la femme et la banalisation de la psychothérapie ne sont que la part visible de cet iceberg. À ce jour, il s’agit donc de se réveiller, quitte à s’écarter, ainsi que le suggère Claude Greis, conseiller «livre» à la DRAC Languedoc-Roussillon, «de ce qui pourrait ressembler à un musée ou à une maison d’écrivain, pour tendre vers des espaces à mécanique, à ressort surréaliste : dériver du centre d’étude ou de pèlerinage vers un lieu agissant». Vers une action localisée, en attendant ? Pourquoi pas un grand bal masqué du 1er avril, se déroulant du 42, rue Fontaine, jusqu’à l’hôtel Drouot ? Costume de poisson soluble de rigueur.

Repères
novembre 2002 : la vente André Breton est annoncée dans la presse occidentale, de l’Allemagne jusqu’aux États-Unis.
26 décembre : l’écrivain Mathieu Bénezet lance un appel.
7 janvier 2003 : création du Comité de vigilance par Mathieu Bénezet, François Bon et Laurent Margantin.
14 janvier : colère du poète Kenneth White dans un article publié par Le Monde.
18 janvier : 750 signatures réunies.
10 février : le Comité de vigilance adresse une lettre au président de la République, au ministre de la Culture et au maire de Paris.
14 février : l’écrivain Yves Bonnefoy, membre du Collège de France, s’insurge dans Le Monde, et l’appel de Mathieu Bénezet fait la une de France Culture.
17 février : Canal + diffuse un reportage.
19 février : excellent dossier, signé Jérôme Dupuis, publié dans L’Express.
22 février : la Société des gens de lettres apporte son soutien à l’appel.
25 février : le conseil de Paris prend position en faveur de l’appel.
14 mars : le seuil des 3 000 signatures est dépassé.


 Françoise Monnin
17.03.2003