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L’irrésistible ascension de l’estampe

Longtemps considérée comme le parent pauvre des arts graphiques, l’estampe est passée progressivement du statut de document à celui d’œuvre d’art. Musées, galeries et salons unissent leurs efforts pour attirer le public vers un moyen d’expression aux ressources infinies. État des lieux.


Angelo Luccia, Point Lagrange,
aquatinte et pointe-sèche,
50 x 65 cm, 2002
© Rémy Bucciali, Colmar
Du sceau-cylindre utilisé dans les civilisations sumériennes aux créations contemporaines, la gravure évolue en fonction des goûts et des innovations techniques. Les premières planches gravées retrouvées en Orient font remonter ses origines au IXe siècle. Il faut attendre la fin du XIVe siècle, en Occident, pour voir apparaître son utilisation dans l’imagerie populaire. Intimement liée à l’histoire du livre, la gravure présente une typologie variée : scientifique, topographique ou architecturale, images de mode, cartes à jouer, placards et feuilles volantes destinées au colportage, mais aussi estampes dites de «reproduction». Cette dernière catégorie se développe dès le XVIe siècle avec la diffusion d’estampes d’ornement - cahiers répertoriant des motifs à la mode. Il n’était donc pas surprenant de trouver des influences et des thèmes issus de la Renaissance italienne dans les ateliers flamands, et inversement. Cette ouverture vers le «commerce international» séduit très vite les artistes. À partir de 1500, Marcantonio Raimondi s’illustre dans la reproduction gravée de l’œuvre peint de Raphaël et ouvre même une école pour former les futurs «copieurs d’œuvres d’art». À ce nouveau moyen de démocratisation des œuvres d’art s’ajoute l’intérêt des peintres pour ces techniques qui associent l’art du dessin et la reproduction mécanique. Durant les XVe et XVIe siècles, la production graphique de l’Allemagne est considérable, illustrée par des noms comme Martin Schongauer (1450-1491) ou Albrecht Dürer (1471-1528 ). Peu à peu, le burin disparaît au profit de nouvelles méthodes. Les Trois Croix (1653) de Rembrandt et les Misères et Malheurs de la guerre (1633) de Jacques Callot (1592-1635) figurent parmi les chefs-d’œuvre de l’eau-forte, tandis qu’en Angleterre Reynolds réalise ses portraits à la «manière noire» ou mezzotinto. Si le XVIIIe siècle n’apporte pas d’importantes innovations techniques, les vues de la lagune de Canaletto, les scènes de genre de Tiepolo ou les Prisons de Piranèse ont marqué des générations de graveurs. Utilisée dès le début du XIXe siècle, la lithographie augmente encore la liberté des artistes. La mode est aux Voyages pittoresques, ouvrages documentaires illustrés par des artistes comme Bonington, Isabey ou Dauzat. Mais la grande révolution intervient avec l’invention de la photographie qui, à partir de 1839, supplante la gravure dans son rôle de reproduction des œuvres d’art. Si certains artistes y voient la mort de l’estampe, d’autres au contraire profitent de cette libération pour se lancer dans l’estampe originale. En 1828, Delacroix réalise dix-sept lithographies pour Faust et, dans la seconde moitié du siècle, Degas et Toulouse-Lautrec en font un moyen d’expression privilégié. Pierre Bonnard illustre Parallèlement (1900) de Verlaine avec cent neuf lithographies et Matisse réalise vingt-neuf eaux-fortes pour Poésies de Mallarmé (1932). Le retour aux sources prôné par Gauguin se matérialise par la redécouverte de la gravure sur bois qui deviendra ensuite le principal support de recherche des artistes expressionnistes comme Edvard Munch ou Emil Nolde. Aujourd’hui, si la gravure fait plus que jamais partie des modes d’expression de l’art contemporain, elle reste un espace d’expérimentation pour les artistes qui n’hésitent pas à remplacer le vernis par de la colle à bois et la plaque de cuivre par des morceaux de contreplaqué. Ainsi Corneille Guillaume Beverloo ne se limite pas à la lithographie et à la sérigraphie mais utilise la gravure sur cuivre au sucre ou encore l’aquagravure. Roger Vieillard (1934-1989), actuellement présenté au musée de Gravelines, a choisi le burin pour concevoir des «sculptures gravées» en trois dimensions.


Peter de Jode II, Le jugement
dernier, gravure sur cuivre
d'après Jean Cousin, publié
par Pierre Drevet, rue St Jacques,
vers 1730, 144 x 120 cm
© Galerie Laurencin, Lyon
Documents ou œuvres d’art ?
À la différence du dessin, la gravure est un multiple. Comment faut-il considérer ces pièces parfois tirées en trois cent cinquante épreuves ? S’agit-il d’œuvres originales ou de reproductions ? Si toutes ces questions sont fréquemment posées par les néophytes, cette ambiguïté est également perceptible dans les collections publiques. Comment faut-il classer les estampes ? La Bibliothèque nationale de France a pris le parti de séparer les documents des créations d’artistes. Ce qui n’empêche pas de trouver des chefs-d'œuvre parmi les Vues de Paris et les affiches publicitaires. «La principale particularité du département des estampes de la Bibliothèque nationale de France est d’être gigantesque. 40 000 pièces y entrent chaque année : estampes, photographies, cartes postales. Depuis sa création en 1667 par Colbert, le département conserve aussi bien des estampes populaires que des planches de Rembrandt. À la différence des musées nous ne sélectionnons pas mais nous cherchons à être le réceptacle de la production française», ajoute Maxime Préaud, conservateur général. Au XVIIe siècle, la collection comprenait 120 000 pièces - plus de quinze millions aujourd’hui. Elle a été enrichie en permanence grâce au dépôt légal, aux dons et aux acquisitions. Si tous les musées possèdent des estampes dans leur collection permanente, leur mise en valeur est souvent délaissée au profit des peintures ou des dessins. Peut-on penser qu’un jour ces œuvres seront présentées au grand public au même titre que toute autre œuvre d’art ? Certains établissements ont fait de la défense de l’estampe leur activité majeure. Ouvert en 1982 et riche d’un fonds de plus de 10 000 pièces, le Musée du dessin et de l’estampe originale de Gravelines a choisi de se consacrer aux artistes contemporains. «Notre présentation permanente retrace de manière pédagogique l’histoire de l’estampe et de ses techniques. Par ailleurs, nous proposons tous les ans des expositions de graveurs contemporains. Il est important de familiariser le public avec ce médium qui a cessé d’être considéré comme une technique de reproduction médiocre», ajoute Dominique Tonneau Ryckelynck, directrice.


Manet, L'enfant à l'épée, eau
forte originale © Galerie
Blanchet-Pelletier, Jouy-sur-Eure
La nouvelle jeunesse de l’image imprimée
Selon la Chambre syndicale de l'estampe, du dessin et du tableau, sont considérées comme gravures, estampes et lithographies originales, les épreuves tirées en noir ou en couleurs, d'une ou plusieurs planches, entièrement conçues et exécutées à la main par le même artiste, quelle que soit la technique employée, à l'exclusion de tous procédés mécaniques ou photomécaniques. Le marché de l’estampe se met en place à la fin du XIXe siècle, parallèlement à celui du livre. Lorsque Victor Prouté, prestigieux marchand parisien, ouvre sa boutique, rue de Seine, en 1876, il présente aussi bien des ouvrages imprimés que des gravures. Peu à peu et grâce à l’impulsion donnée par son fils, Paul Prouté, la galerie se consacre exclusivement aux arts graphiques : estampes et dessins. L’étude des catalogues permet de constater un glissement des pièces documentaires vers les œuvres d’artistes. Ainsi, Paul Prouté met en place une démarche d’historien, multipliant les acquisitions dans des domaines différents. Il n’hésite pas à acheter un lot de cent cinquante épreuves du Jockey de Toulouse-Lautrec. Jusqu’en 1914, il semblerait que les gravures d’interprétation aient la part belle. Parmi les pièces les plus recherchées l’Angelus de Millet et les œuvres galantes du XVIIIe siècle. Après-guerre, le XIXe siècle commence à faire des émules au même titre que les écoles anciennes. À titre d’exemple, Le Corbeau de Manet, illustration du texte d’Edgar Poe qui valait 15 FF en 1910 atteint 372 000 FF en 1989. De la même manière, Le Bon Samaritain de Bresdin est passé de 20 FF à 200 000 FF aujourd’hui. À partir des années 1940, on constate une indexation sur le marché de l’art. Dans l’esprit des amateurs, l’estampe dépasse le stade de l’image pour devenir œuvre d’artiste.

Une estampe oui, mais à quel prix ?
«Plusieurs éléments entrent en ligne de compte lorsque l’on estime une estampe. Les tirages d’époque sont plus recherchés et donc plus chers que des tirages tardifs. Le nom de l’artiste, la qualité de la technique, l’état de la pièce et ses dimensions sont tout aussi importants explique Annie Prouté. Pourtant, l’estampe a conservé sa vocation populaire offrant un éventail de prix allant de 50 € à plus de 100 000 €. «Il est important de faire comprendre au public que l’on peut s’offrir une œuvre d’art à un prix raisonnable», insiste Mireille Romand de la galerie Documents. En 1968, l’éditeur Jacques Putman avait tenté de mettre l’estampe à la portée de tous en proposant une diffusion par les magasins Prisunic. Des œuvres de Jorn ou Aleschinsky, tirées à 300 exemplaires, étaient vendues l’équivalent de 15 €. «En Suède, des collectes sont organisées au sein des entreprises pour permettre l’achat de gravures. En Italie, des amateurs se rassemblent pour acquérir une œuvre importante. Dans les années d’après-guerre, la France était considéré comme le principal pays exportateur d’estampes. Les collectionneurs venaient des États-Unis, d’Angleterre ou des pays scandinaves pour acheter des pièces. Les nombreux faux qui ont circulé, signés par Dali ou d’autres artistes cotés, ont pourtant contribué à rendre sceptiques les acheteurs français. On constate aujourd’hui un nouvel intérêt de jeunes collectionneurs pour la gravure», remarque Michèle Broutta. L’image que Daumier avait donné de L’Amateur d’estampes (1863-1865), homme bourgeois d’âge mur, est bien en passe de changer.


Une discipline qui fait parler d’elle
Comme en témoigne le nombre de candidatures au Collège technique Estienne de Paris, fondé en 1889 et qui forme environ quatre cents élèves par an, la gravure retrouve ses lettres de noblesse auprès des jeunes. L’amateur d’estampes se constitue une collection en fonction d’un nom, d’un thème ou encore d’une technique. À la différence du dessin, choisir une œuvre gravée nécessite de comprendre tous les procédés qui ont permis sa réalisation et qui sont un élément de sa valeur marchande. Si l’estampe ancienne reste très recherchée, les prix des œuvres persuadent souvent les amateurs de se diriger vers les créations plus contemporaines, oubliées ou méconnues du public. Depuis quelques années, les initiatives se multiplient : Biennale de la gravure d’Île-de-France à Versailles, Triennale internationale de Chamalières, Mois de l’estampe à Paris, prix Lacourière décerné tous les deux ans. Le musée de Gravelines projette même de répertorier toutes les gravures conservées dans les établissements du Nord-Pas-de-Calais pour établir un catalogue raisonné. À Liège, la Biennale internationale de la gravure ouvre sa quatrième édition avec quatre-vingt-deux artistes de dix-neuf pays différents. «La gravure a une place privilégié à Liège depuis le XVIe siècle. Le cabinet des estampes conserve d’ailleurs plus de 30 000 œuvres. À travers les pièces présentées on peut constater un décloisonnement des disciplines. Les travaux classiques avoisinent des sculptures en papier mâché de Bénédicte Van Caloen et les impressions numériques de Michel Cleempoel», explique Régine Remon, conservatrice. Où peut-on acheter des estampes aujourd’hui ? Alors que Londres et New York se partageaient le marché avec des salons comme Print fair et Arts and Papers, depuis l’année dernière Paris entend bien prendre ses marques. Après s’être fait une place dans les espaces très prisés de la FIAC et à Art Paris, l’estampe a ouvert son propre salon à la porte d’Auteuil. Moyen d’expression artistique à part entière, bénéficiant d’un marché abondant et ouvert, à des prix, pour l’essentiel, encore très abordables, l’estampe constitue un moyen privilégié de découvrir l’art de toutes les époques.


 Stéphanie Magalhaes
25.03.2003