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Expositions

Orsay fait le portrait de l'abstraction

Quelles sont les racines de la non-figuration ? A cette question essentielle, les conservateurs du Musée d'Orsay apportent une réponse savante.


Francis Picabia, Udnie, 1913,
huile sur toile, Paris,
Centre Georges Pompidou.
PARIS. On a longtemps eu le réflexe de tout ramener à Kandinsky : il serait le fondateur de l'abstraction. En réalité, la tendance à la non-figuration, qui existe depuis toujours dans le domaine ornemental, a commencé à investir la peinture occidentale dès la fin du XVIIIe siècle, en suivant les progrès de l'optique. L'exposition du Musée d'Orsay, la première de cette ampleur en France, étudie la genèse de l'abstraction jusqu'en 1914 en soulignant son interaction avec l'univers des sciences. Au risque de produire un discours complexe et pas immédiatement intelligible : cette exposition, plus que d'autres, exige une seconde visite. L'entrée est spectaculaire et vite insoutenable pour qui y stationne trop longtemps. Un bain de lumière vibrante bleue et rouge, conçu par Ann Veronica Janssens, nous rappelle que la couleur n'est que question de perception.


Frantisek Kupka, Les touches
de piano. Le Lac
, 1909, huile
sur toile, Prague, Narodni Galerie.
Le message de Goethe
La première partie du parcours montre comment une frange de peintres a peu à peu dissous les formes dans la lumière. Les divinités tutélaires sont ici Newton, avec son fameux disque aux couleurs de l'arc-en-ciel, qui, une fois mis en mouvement, produit simplement du blanc, mais aussi Chevreul ou Goethe, auteur d'un célèbre Traité des couleurs. On passe des nocturnes de Friedrich aux éclatants fluides solaires de Pellizza da Volpedo et de Munch, en passant par la «vibration de la touche» chez les impressionnistes (avec une série de Monet sur la cathédrale de Rouen). Les vitrines, en forme de cabinet de curiosités, demandent une attention soutenue. On y observe des objets étranges - photomètre, ophtalmotrope, prisme ou franges de Fresnel - qui prouvent la fascination de nos ancêtres pour les phénomènes de la couleur et de la lumière, dont ils font l'objet d'études acharnées.


Caspar David Friedrich, Femme dans
le soleil du matin
, 1810, huile sur toile,
Essen, Museum Folkwang.
Kupka met le piano au lac
La seconde partie de l'exposition est encore plus déroutante. Sous le titre de «L'Œil musical», on y aborde la question originale de l'analogie entre la couleur et le son : un rapprochement qui s'est imposé avec force au XIXe siècle lorsque a été prouvée la similitude des phénomènes, tous deux de nature ondulatoire. Que voit-on ici ? D'abord le curieux diorama réalisé par Friedrich à l'intention du tsarévitch, avec une mélodie entêtante à l'harmonica de verre. Puis des œuvres qui ressemblent des portées de notes chez l'Estonien Ciurlionis ou chez Mondrian. La toile est une partition et la couleur s'y décline en octaves… Un tableau emblématique est celui de Frantisek Kupka, un artiste qui est l'un des fils directeurs de la rétrospective. Dans Les Touches de piano, l'instrument se fond dans le lac et le clavier s'enchevêtre aux reflets des arbres. Dans les derniers témoignages picturaux s'efface de plus en plus l'idée de représentation d'une réalité objective, qu'il s'agisse des Rythmes colorés de Survage (conçus pour un film abstrait mort-né) ou de la monumentale toile Udnie de Picabia, qui clôt l'exposition. Nous sommes en 1913 et l'on est déjà à la fin d'un long parcours. Nul besoin, on le voit, du «miracle» de Kandinsky, admirant, selon la légende, une de ses toiles à l'envers, pour expliquer la naissance de l'abstraction…


 Pierre de Sélène
04.11.2003