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Les happy few de la Fondation Barnes

Il y a ceux qui ont pris le Concorde. La liste est close. Et il y a ceux qui ont pu visiter la fondation Barnes… Cette liste est toujours ouverte mais, pour accéder à l’une des plus importantes collections d’impressionnistes du monde, il faut passer par une porte étroite.


Vincent Van Gogh, Le Lupanar, scène
de taverne
, huile sur toile.
Courtesy Fondation Barnes
Avec ses deux vols quotidiens vers New York, Concorde pouvait accueillir chaque jour 360 passagers. La fondation accepte un peu plus de visiteurs - 400 chaque jour - mais n’est ouverte au public que trois fois par semaine… On pourrait multiplier à l’infini les parallèles, avec toutefois une différence essentielle : si, dans les deux cas, le voyage est inoubliable, la fondation est accessible aux plus pauvres. C'était, dès le départ, un de ses objectifs majeurs.

Une histoire américaine
Depuis un peu plus de dix ans, à l’époque où, ses réserves financières épuisées, elle a exposé dans une mémorable tournée autour du monde, un certain nombre de ses trésors, la fondation Barnes n’a cessé de défrayer la chronique judiciaire. Sur les 15 millions de dollars recueillis par la tournée internationale pour réparer les fuites du toit et protéger les œuvres, 5 ont été engloutis dans des frais juridiques, couvrant aussi bien des tentatives pour adapter les statuts et le fonctionnement de l’institution aux besoins artistiques des temps modernes et lutter contre une fin annoncée que pour satisfaire des animosités dignes de Clochemerle entre voisins exaspérés par les va-et-vient de voitures, pourtant bien limités, dans une zone très résidentielle. La situation a maintenant de sérieuses chances d’évoluer dans le bon sens. Au terme de négociations avec la ville, avec trois grandes institutions charitables et l’université tutrice, un don de 150 millions $ devrait permettre d’assurer l’avenir de la fondation, et de construire pour elle un bâtiment fonctionnel au coeur de Philadelphie sans porter atteinte à sa vocation. Encore faut-il que la justice accepte - ce qui prendra quelque temps - de considérer le tout comme compatible avec les dispositions testamentaires du docteur. C’est à lui qu’il faut revenir.
Tout a commencé au tournant du siècle dernier lorsque, fortune faite grâce à la découverte d’un antiseptique, l’Argyrol, ,le docteur a trouvé le temps de s’intéresser à l’art. En 1912, son ami Glakens achète pour lui une vingtaine de tableaux à Paris, dont la Femme à la cigarette de Picasso. Il y part à son tour, fait la connaissance de Gertrude Stein et de son frère Leo, chez qui il rencontre le tout-Paris des arts et des lettres, et auxquels il achète deux tableaux de Matisse. A partir de là, tout se précipite et le docteur va constituer une collection sans pareille d’impressionnistes et de post-impressionnistes.


Auguste Renoir, Après le concert
Courtesy Fondation Barnes
Le docteur Barnes et le politiquement incorrect
En 1920 il découvre l’art africain chez Paul Guillaume, bâtit la première grande collection américaine, qu’il rapproche des œuvres de Picasso et de Matisse, ce qui lui vaut quelques sarcasmes.
A vrai dire, le docteur va volontiers à l’encontre des idées reçues et du politiquement correct. Avec son mentor, le philosophe John Dewey, il veut définir une approche «scientifique» de l’art, «éliminant les critères académiques et émotionnels», apporter l’art à tout le monde, et particulièrement «à ceux auxquels les portes en sont fermées.» Il refuse la visite de sa collection aux critiques les plus célèbres et à l’establishment, mais consacre une heure chaque jour à la présentation d’œuvres d’art aux ouvriers de son usine. Encouragé par ces expériences, il décide en 1922 de créer une fondation «pour l’avancement de l’éducation et l’appréciation des beaux-arts et de l’horticulture», car pour lui, art et nature sont indissociables… Plus tard il en confiera le conseil d’administration à une modeste université noire voisine, Lincoln, ce qui, même dans un Etat qui ne fut jamais esclavagiste, est reçu comme une provocation de plus.
La fondation accueille ses premiers élèves en 1925, dans un immeuble bâti spécialement par l’architecte français Paul Cret sur 6 hectares de bois à Merrion, à quelques kilomètres de Philadelphie. Des étudiants de tous âges et de toutes conditions, une centaine en tout, vont être confrontés aux 635 tableaux réunis pour eux par la fondation, dans une nouvelle approche de l’enseignement de l’art. En 1940, c’est Mme Barnes qui créera l’arboretum et l’école d’horticulture, destinée à compléter cet enseignement par l’étude des formes, des matières et des harmonies de couleurs.


Cézanne Les Joueurs de
cartes
. Courtesy Fondation Barnes
Une école qui cache un musée
Entre temps, la collection n’a cessé de s’étoffer. Matisse, avec lequel le docteur Barnes a entretenu des relations suivies, livre en 1932 sa célèbre fresque La Danse dont la première version est au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Mais la fondation reste une école, et non un musée. Sa visite n’est autorisée qu’un jour par semaine, à une centaine de visiteurs. Le docteur se méfie des «amateurs désœuvrés» : l’art n’est pas un loisir de plus, c’est la vie.
Lorsqu’il meurt en 1952 d’un accident de voiture, la situation est figée par un testament qui interdit toute évolution. A sa réouverture après rénovation, en 1995, la fondation obtient de sa tutelle judiciaire l’augmentation du prix d’entrée (de 1 à 5 $ !) et du nombre de jours de visite, porté à trois par semaine. Mais la ville de Merrion impose toujours un nombre maximum de 400 visiteurs par jour pour ne pas troubler le voisinage.
Et c’est pourtant l’une des plus importantes collection d’art impresionniste et post-impressionniste du monde… Les simples chiffres paraissent invraisemblables : 181 Renoir, 69 Cézanne, 60 Matisse. Mais il y a aussi 57 Pascin, 44 Picasso, 21 Soutine, 18 Douanier Rousseau, 13 De Chirico, 11 Degas, 10 Klee. Et s’il n’y a «que» 6 Seurat ou 4 Modigliani, quels tableaux ! Ajoutez-y, au gré des accrochages inter-générations chers au docteur, une pincée de Titien, Greco, Rubens, Cranach ou Goya… La fondation a décidé il y a deux ans d’établir un inventaire complet de ses collections, et l’évalue à 6500 œuvres et objets, auxquels s’ajoutent 400000 documents d’archives.


G.de Chirico Portrait du docteur
Barnes.
Courtesy Fondation
Barnes
La caverne d’Ali Barnes
Le visiteur le plus blasé est saisi par le spectacle qu’offre, sur deux étages, la grande salle dominée par La Danse de Matisse. A droite, Les Joueurs de cartes de Cézanne, au-dessous des Modèles de Seurat posant devant la toile de La Grande Jatte. A gauche La femme au chapeau vert et Le Garçon au gilet rouge de Cézanne. De somptueux nus de Renoir et, au dessous des grands Nus dans un paysage de Cézanne, La Famille de l’artiste que Barnes finit par arracher à Jean Renoir après le mort de son père. Au fond un immense Guerrier du Rif peint par Matisse lors de son second séjour au Maroc, et des Paysans de Picasso de 1906. Et à chaque tournant de la vingtaine de petites salles une surprise vous attend. Soutine, Miro, De Chirico, Odilon Redon, Bonnard, un superbe nu de Courbet, des Picasso bleus et rose, quand ce n’est pas le portrait du Facteur Roulin ou un nu surprenant de Van Gogh. Sur toute la hauteur des murs, au-dessus de chaque porte, les chefs-d’œuvre s’entassent. Et en redescendant du premier étage vous vous trouvez face a face avec La Joie de vivre de Matisse accrochée dans la cage d’escalier. L’exposition itinérante de 1993 n’apportait qu’un avant-goût de cet extraordinaire ensemble. L’accrochage est toujours celui du docteur Barnes, fidèle à sa théorie du rapprochement et de l’interaction des oeuvres, que l’on n’est pas tenu de partager - seul Matisse a réussi à lui imposer celui de ses Trois Sœurs. L’éclairage, à base de lustres centraux, n’a sans doute guère évolué depuis l’origine. L’intéressante collection africaine s’entasse dans de sombres vitrines, les dessins sont accrochés jusqu’au plafond… On vous l’a dit, vous n’étes pas dans un musée, mais dans la caverne où Ali Barnes à accumulé ses trésors ! Les oeuvres, incomparables, sont là, à vous de les mériter. Les restrictions apportées permettent de les redécouvrir à loisir dans le calme. Il faut en profiter avant d’éventuelles tempêtes, même si l’on peut rêver de conditions de visite plus simples dans quelques années. Philadelphie est à un peu plus d’une heure de New York, son musée possède les plus beaux Duchamp d’Amérique du Nord, et accueillera en février prochain l’exposition «Manet et la mer». Il serait dommage d’aller au printemps à New York et de se priver de Barnes.


 Danielle Arnaud
22.11.2003