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Des animaux jamais vus

Notre imaginaire - celui de nos ancêtres plutôt - était peuplé d'une faune extraordinaire. Un livre en établit un inventaire thématique.

Voilà un ouvrage qui aurait convenu à Borges, auteur d'un Livre des êtres imaginaires, publié à l'époque par Franco-Maria Ricci dans son élégante Bibliothèque de Babel. Il lui aurait peut-être servi à conclure, devant le panorama 2003 : combien nous sommes devenus pauvres et peu inventifs par rapport à nos prédécesseurs ! C'est la première impression qui submerge le lecteur lorsqu'il tourne les pages. Alors que nous nous contentons de quelques «aliens» répétitifs, le visage forcément en lambeaux et les membres forcément maculés de sang, les siècles antérieurs (le XXe compris) ont abondé en êtres aux formes, aux couleurs, aux fonctions et aux pouvoirs immensément variables. Chimères, sphinx, dragons faisaient peur. La licorne, moins nocive, ne se laissait approcher que par les jeunes vierges. Mais elle pouvait, à l'occasion, se montrer belliqueuse : Alexandre dut en combattre un troupeau entier au cours de son expédition. Quant à la sirène, elle pouvait avoir une apparence terrifiante. On le vérifiera en observant l'exemplaire déniché par une iconographe de talent dans une galerie genevoise. Elle combine une tête en bois sculpté, guère avenante, une queue de poisson séché, des dents de murène et des griffes dont l'on préfère ne pas connaître le précédent propriétaire. A présenter aux têtes blondes qui demandent avec trop d'insistance à rencontrer la version affadie de Walt Disney…

Un conseil de Léonard
A vrai dire, on n'aurait nulle envie de rencontrer la libellule cannibale, telle qu'elle apparaît dans un masque de la Colombie-Britannique. Et le Monstre de Buenos-Aires - sorte de cyclope quadrupède avec une corne et des oreilles en forme d'artichaut - a dû dissuader plus d'un savant des Lumières à faire le voyage d'Argentine. Dans les créations plus récentes, une large place est faite aux artistes atteints de troubles mentaux ou aux représentants de l'art brut. En témoignent la curieuse gravure de Charles Méryon (1821-1868), Le Ministère de la Marine, où le bâtiment de la place de la Concorde est attaqué par une cohorte ailée, ou ce dessin d'un Poisson enchanté par Friedrich Schröder-Sonnenstern (1892-1982). Images et texte se complètent évidemment mais ce dernier peut se lire comme un essai à part entière. A partir de très nombreuses sources littéraires, il détaille la naissance de chaque animal - le dragon n'est pas chinois mais sumérien - et effectue une taxinomie «à la Linné» de ce bestiaire en prenant comme grille d'analyse l'abandon progressif des caractères humains. Après avoir refermé cette galerie pleine de dents, d'épines et d'écailles, on pourra continuer l'aventure en suivant le conseil de Léonard de Vinci rappelé au début du chapitre II. Pour s'inventer so propre monstre, il suffit au fond de contempler un nuage ou de fixer une tache sur le mur. Sancta simplicitas…


 Pierre de Sélène
18.12.2003