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Patrimoine

Comment la France a laissé filer un Titien

Le Portrait d'Alphonse d'Avalos, un des chefs-d'œuvre de Titien, a quitté en catimini les salles du Louvre pour le Getty Museum. Le vendeur, le groupe Axa, avait été honoré quelques mois auparavant pour son action de mécénat…


Portrait d'Alphonse d'Avalos,
par Titien, huile sur toile, 1553,
110 x 80 cm, The J. Paul Getty
Museum, Los Angeles
PARIS. L'affaire est passée à peu près inaperçue. Seuls quelques brefs articles, dans le Journal des Arts ou, sur internet, dans la Tribune de l'art, ont mentionné le départ de ce Portrait d'Alphonse d'Avalos, marquis de Vasto, peint en 1553 par Titien. Il ne s'agit pourtant pas d'une œuvre quelconque. Le Getty Museum, son nouveau propriétaire, dont la collection n'est pourtant pas négligeable, le présente comme l'un de ses chefs-d'œuvre absolus et comme l'un des cinq ou six plus beaux Titien conservés sur le continent américain. Le Louvre est-il donc si riche en toiles du maître vénitien pour l'avoir laissé partir sans regrets ? Certes, on trouve dans ses salles l'Homme au gant, le Concert champêtre ou encore la Femme au miroir. Mais ne faudrait-il pas épuiser tous les recours avant de se résigner à abandonner un tableau de cette valeur ?

1990 : Axa achète le tableau
Le Portrait d'Alphonse d'Avalos a longtemps fait l'orgueil de la famille de Ganay, propriétaire du château de Courances. Elle s'en est séparée en 1990 pour un montant de 64 millions de francs. L'acheteur, la compagnie d'assurances Axa, avait alors profité des nouvelles dispositions réglementaires conçues par le gouvernement Rocard. Les compagnies d'assurances, qui doivent investir leurs réserves techniques - ce qui gage les créances des assurés - en actions, obligations ou patrimoine foncier, pouvaient désormais le faire, dans une certaine limite, en œuvres d'art. L'intervention d'Axa avait été saluée à l'époque comme un noble geste. Le communiqué de presse du gouvernement, le 5 juin 1990, lors de la présentation du tableau, soulignait qu'une telle procédure ne pouvait porter que sur des «œuvres importantes sur le plan du patrimoine national». Il s'agissait de «doter la France de moyens nouveaux pour protéger son patrimoine artistique tout en veillant aux intérêts des assurés» et voir, dans le même temps, »se constituer de grandes collections privées». De son côté, Axa, alors septième groupe d'assurance européen, assurait que son «ambition de leadership ne se limitait pas au strict exercice de son métier» et qu'il avait pour cette raison «souhaité être le premier assureur français à utiliser les nouvelles dispositions concernant les œuvres d'art pour offrir aux visiteurs du Louvre la possibilité d'admirer le portrait d'Alphonse d'Avalos». Le protocole d'accord stipulait le maintien de l'œuvre en France et son prêt au Louvre pour 12 ans, avec impossibilité de la vendre pendant cette durée. Ce temps échu, si Axa souhaitait s'en défaire, il devait d'abord la proposer à la Réunion des musées nationaux à un coût déjà déterminé : le prix d'achat initial (64 millions de francs) actualisé au taux du marché monétaire à trois mois. Il prévoyait aussi que l'assurance était aux frais de… l'Etat et non de l'assureur.

Deux Rosso entrent pour un Titien qui sort
Les douze ans passés, Axa s'est donc empressé de vendre. La société, que nous avons interrogée, s'est montrée laconique, invoquant des raisons de réalisation d'actifs dans le cadre d'une gestion saine. Ce qui semble peu en ligne avec le discours de 1990, d’autant que ce Titien avait peu de risque de se dévaluer. Une société commerciale a tout à fait le droit de remettre en cause une stratégie passée. Mais on est surpris de voir la même compagnie portée en triomphe par le ministre de la Culture, en octobre 2003, pour avoir aidé le Louvre à acquérir un trésor national, deux dessins de Rosso Fiorentino, Saint Roch distribuant son héritage et la Visitation, leur évitant ainsi une exportation douloureuse (cet achat, financé à 90% par des réductions d’impôt, a représenté pour la compagnie d’assurance un coût de l’ordre de 10 000 ou 20 000 euros). Si Axa continue de s’intéresser au patrimoine national, si elle a suivi de près le genèse de la loi sur le mécénat votée le 1er août 2003, pourquoi, la même année, se défaire d’une pièce aussi éclatante ? On n’ose pas imaginer un marché «machiavélique» : le gouvernement acceptant, la mort dans l’âme, l’exportation du Titien en échange d’un geste patrimonial, l’achat de deux dessins de la Renaissance…Combien ce Titien a-t-il été vendu ? Le Getty et Axa restent muets sur ce point. Interrogé dans le dernier numéro d’Art and Auction, le marchand londonien Simon Dickinson estime que le tableau a pu être négocié pour 50 millions de dollars (39 millions d'euros)… ce qui rend plus «palpable» son extrême importance.

Les Anglais se battent pour la Madone aux œillets
Si la décision d’Axa était irrévocable – la direction pourrait invoquer, par exemple, une offre trop alléchante pour être refusée – les pouvoirs publics ont-ils, de leur côté, fait tout le possible ? La Réunion des musées nationaux aurait dû débourser environ 18 millions d’euros, soit l’équivalent d’une année d’acquisitions (un coût élevé mais néanmoins «bon marché» - moitié prix - si l'on s'en tient à l'estimation précédente). On n’en saura jamais rien puisque toute la cession s’est faite dans un silence surprenant. L’exact opposé de ce qui s’est passé en Grande-Bretagne au même moment pour une opération aux troublantes similitudes. Un tableau déposé à la National Gallery de Londres par son propriétaire privé – le duc de Northumberland - été vendu en 2003 au… Getty Museum. Il s’agissait d’une œuvre d’importance tout à fait comparable au Titien : la Madone aux œillets de Raphaël. Le prix offert par le Getty ? 22 millions de livres, auxquels s’ajoutaient 13 millions de livres d'impôts sur les plus-values, que le musée aurait payés à la place du duc de Northumberland. En d’autres mots, pour empêcher sa sortie, il fallait faire un effort financier quasiment double (32,5 millions d’euros) de celui requis en France. Tout comme le Louvre a plusieurs Titien, la National Gallery a elle aussi plusieurs Raphaël (une dizaine dont la célèbre Crucifixion Mond, la Madone Ansidei, Sainte Catherine d’Alexandrie ou le portrait du pape Jules II) et aurait pu considérer inutile une croisade pour conserver cette Madone parmi d'autres. Pourtant, dans un déchaînement médiatique impressionnant qui a duré 18 mois, avec l’appui du gouvernement, qui a temporairement interdit le tableau de sortie, une course contre la montre s’est engagée. Et avant l’expiration du délai de grâce, la National Gallery, par la voix de son directeur Charles Saumarez-Smith, a annoncé, la semaine dernière, avoir trouvé les fonds : aux 11,5 millions de livres donnés par la National Lottery, s’ajoutent 0,4 million de livres du National Art Collections Fund et… 10,1 millions de livres (14,9 millions d'euros) recueillis auprès de donateurs privés ou d’entreprises.

Rien à faire ?
Quelle est la morale de l’histoire ? Le Louvre perd un tableau emblématique. Axa ne sort pas grandi de l’épisode puisqu’il est évident que la société savait qu’elle vendait son tableau au moment même où un nouveau régime fiscal pour le mécénat était en cours d’élaboration en France. L’amateur d’art, le visiteur du Louvre ou simplement, le contribuable soucieux de conserver sur place les trésors artistiques, se sentent floués. Pas forcément parce que le tableau est parti - ce qui est parfois inévitable si l’on ne veut pas entraver le libre jeu du marché de l’art - mais parce qu’ils ont le sentiment d'avoir été tenus au secret de ces négociations et mis devant un fait accompli (que beaucoup ont appris par l'intermédiaire d'un communiqué de presse du Getty Museum). Ne pouvait-on pas lancer une souscription publique ? Mobiliser les amis du Louvre ? Patienter un peu dans le compromis de vente pour pouvoir, à partir du 1er août 2003, faire passer l’acquisition du tableau dans la procédure de mécénat utilisée pour les dessins précédemment cités ? L’absence totale de débat ne permettra jamais de conclure. A l'heure où l'on médiatise tant d'événements qui ne le méritent pas, on aurait aimé un coup de projecteur sur ce dossier. En finale de la Star Ac', qui vote pour Titien ?


 Rafael Pic
17.02.2004